Interview de Nicole Lapierre – CFC
Bonjour Madame Lapierre et merci d’avoir accepté l’invitation du CFC. Vos conférences ont attiré un public nombreux composé de gens de tous âges et ont même été suivies sur Weibo (le Twitter chinois) par l’intermédiaire de la revue « Regard sur l’histoire ». Vous qui avez donné des conférences sur la mémoire dans de nombreux pays, avez-vous rencontré un engouement semblable dans les pays où l’histoire et la mémoire ont longtemps été et restent encore largement un monopole d’État et/ou celui d’une oligarchie ?
– Oui, j’avais constaté un intérêt analogue dans les anciens pays soviétiques, en Russie et en Pologne notamment. La mémoire familiale et l’expérience des générations passées y étaient perçues comme une ressource et une forme de résistance par ceux qui souhaitaient dépasser l’histoire officielle.
Vos conférences ont aussi donné lieu à des échanges très riches avec le public. Quelles sont les interventions qui vous ont plus particulièrement marquée ?
– Plusieurs intervenants ont souligné le fait que le passé récent était lacunaire. Il m’a semblé que l’idée des « transmissions ascendantes » – c’est-à-dire des transmissions de mémoire et d’expérience à l’initiative des jeunes générations qui questionnent les aînés et suscitent le récit de ces derniers -, avait particulièrement intéressé mes interlocuteurs. Ils ont été également sensibles à mon implication et mon engagement assumé dans la recherche que je leur présentais, à propos de la mémoire juive.
Concernant maintenant les chercheurs chinois spécialistes de la révolution culturelle et de l’histoire ouvrière avec lesquels vous avez prolongé les débats, qu’avez-vous pensé de leurs réflexions méthodologiques et épistémologiques sur le travail d’archives et l’histoire orale ?
– La table ronde avec les collègues chinois a été chaleureuse et passionnante. Leur recours à la méthode biographique et à l’histoire orale pour étudier la révolution culturelle et l’histoire ouvrière chinoise est parfaitement justifié, à la fois parce qu’il s’agit d’un passé récent, pour lequel les témoignages sont directement accessibles, et d’un passé peu documenté car largement occulté par l’histoire officielle.
Beaucoup de vos réflexions, méthodes et même de vos références vous rapprochent de vos collègues chinois. Vous est-il cependant apparu que certains de leurs questionnements ou de leurs difficultés soient liés à un contexte relativement spécifique à la Chine et/ou que certains objets d’études réclament plus de précaution dans l’analyse de la Chine contemporaine ?
– Du point de vue strictement méthodologique, nos démarches sont les mêmes, mais les conditions d’enquête et de recueil de l’histoire orale sont bien évidemment différentes. J’ai travaillé sur des mémoires de victimes dans un contexte où les souffrances et le préjudice qu’elles avaient endurés étaient socialement reconnus. Eux travaillent sur des mémoires et des histoires qui ne sont pas socialement (encore moins officiellement) reconnues et qui renvoient à un passé politiquement sensible.
Revenons maintenant à la situation française. Vous décriviez en France un nouveau phénomène, celui de la « compétition mémorielle ». En d’autres termes, vous évoquiez une compétition entre les peuples victimes de traumatismes pour la reconnaissance officielle de leurs souffrances, notamment au travers de comparaisons de la souffrance dans lesquelles le génocide des juifs serait désormais l’étalon ultime. N’y a t-il pas là une nouvelle donnée socio-politique assez spécifique à la France qui implique de nouvelles précautions à prendre pour les historiens ? La reprise en main de l’histoire par les acteurs du champ politique à travers des lois dites « mémorielles », ne constitue t-elle pas également une nouvelle menace pour les historiens ?
– La compétition mémorielle n’est pas un phénomène uniquement français, elle s’est développée dans l’ensemble du monde occidental à partir du moment – récent – où la mémoire du génocide des Juifs a pris une place très importante dans l’espace public et les commémorations officielles nationales et internationales. Les mémoires ont une histoire. Celle du génocide a été longtemps silencieuse et peu reconnue. Mais aujourd’hui, elle est devenue le cadre référentiel des crimes contre l’humanité et des persécutions de masse. Dès lors, d’autres victimes ou descendants de victimes, de l’esclavage ou du colonialisme notamment, se sentant moins reconnues, se lancent dans la compétition mémorielle. C’est là l’effet pervers de la place tardive mais massive accordée au génocide des Juifs dans une conscience occidentale qui est, en même temps, peu encline à revisiter le passé colonial et ses conséquences. En France, la multiplication des lois mémorielles par lesquelles le droit énonce ou garantit l’histoire a aggravé les choses. Ces lois sont à juste titre contestées par de nombreux historiens qui y voient le germe d’une version officielle et autorisée du passé. |